Couple tentaculaire, exorcisme lapidaire, Possession, d’Andrzej Zulawski



Les cris me transpercent, les sourires me glacent, les pleurs me déchirent.
Il est des films qui nous renvoient plus que d’autre à notre « vulgaire » place de spectateur. Possession est de ceux-là. Possession nous livre son ballet exorciste, où le temps d’une respiration n’est même pas permis, où la violence des mouvements engendre la violence des phrases qui font mal, où la souffrance exècre la place de la beauté et de la légèreté, et nous, nous sommes là, assis sur notre fauteuil, de l’autre côté de la pellicule. Peut-être au fond que la seule chose que nous partageons avec elle, c’est cette absence de souffle qui caractérise les œuvres qui frappent, marquent, et impactent.

L’histoire d’une séparation


Avant tout, Zulawski narre le destin d’un couple en (grave) crise, l’histoire d’un homme et d’une femme au bord de la rupture.
Il serait difficile de ne pas commencer par noter la couleur qui enveloppe la totalité du film. Ce bleu froid, morose qui renvoie à la fois aux remords, à l’introspection, mais aussi à la mélancolie. La mélancolie d’un couple qui n’est déjà plus ?
L’anxiété de ce couple, qui ne se fixe jamais vraiment, est d’abord illustrée par une caméra tout en trajectoires (circulaires ou non) qui a, il semblerait, elle-même peur de se poser. A cela s’ajoute un jeu d'acteurs très appuyé, ponctué de mouvements sans cesse amplifiés, témoignant de l’hystérie qui s’empare insidieusement des corps. La scénographie elle-même renvoie à un plateau de théâtre dans lequel seraient « enfermés » des acteurs qui joueraient la chorégraphie des déplacements de scène.   

Le couple qui se brise s’ouvre sur deux ruptures initiales. La première est un déséquilibre évident entre les directions empruntées par les personnages. La fuite, face au retour. Anna, souvent de dos, ne cesse d’échapper aux situations, de s’en dérober. Mark, quant à lui, rentre d’un voyage qui semble avoir duré. Il veut la suivre, il veut retrouver la situation initiale de leur couple. La deuxième rupture est purement d’ordre esthétique. En effets, les plans sont découpés de sorte que l’un et l’autre soit sur cadrés séparément, chacun de leur côté. Chacun dans une pièce, leur regard se porte vers des horizons différents, là où on imaginerait un couple regarder symboliquement dans la même direction.
Zulawski parle également, de manière extrêmement fataliste, de la rupture comme de l’étape finale de l’évolution classique, type d’un couple. Mark prononce d’ailleurs ces mots, au sein même du lit conjugal, « feelings change ». Ces mots empreints d’une gravité froide signe l’arrêt de mort auquel ils sont condamnés. Car, en effet, leur troisième rupture, est une rupture dans leurs comportements respectifs. Les mouvements frénétiques et interminables de Mark (rocking-chair, mouvements de chaise chez le détective) révèlent, d’une part, une crise intérieure qu’il tente au maximum de retarder mais aussi, néanmoins, une haine qu’il ne peut cacher plus longtemps. Face à lui, Anna est en proie à l’hystérie et au dégoût que lui inspire ce mari devenu étranger. Tout ce qui la renvoie à la Elle d’avant la fait souffrir. C’est la répression, face à la catharsis. C’est aussi violent que l’affrontement de deux partis politiques, de deux idéologies. Ne sommes-nous d’ailleurs pas à Berlin ? Notons par la même occasion que, deux plans majeurs dévoilent ce célèbre mur en insistant sur la présence de deux gardes-frontières. Deux gardes-frontières qui, munis de leurs jumelles, semblent placer le couple sous surveillance (à l’image du régime de l’URSS). Deux gardes-frontières renvoyant peut-être tout simplement à notre condition de spectateur perverti par l’image…
L’évolution du couple, c’est aussi, ici, un changement dans les rôles respectifs. Mark, dans une séquence de la première partie du film, se met à changer et à border Anna comme l’on changerait et borderait un enfant (ce sont d’ailleurs les mêmes mouvements qu’avec son fils, Bob). On dirait qu’il chuchote à son oreille, si je ne suis plus ton mari, laisse-moi au moins être ton père. C’est le comportement de la dernière chance, une des dernières cartes à jouer. C’est un transfert de l’amour d’un mari, vers une fille malade.
Le dernier rôle qu’il jouera pour elle, sera celui du sacrifice. Il acceptera les croyances de sa femme et se dévouera complètement à elle jusqu’à une fin tragique.
Une fin en forme de « meurtre-suicide » ? Est-ce justement cela une séparation ? Une fin irrémédiable, un homicide déguisé ?

La prégnance de la frontière entre le Bien et le Mal


Ma fascination première pour Possession vient de son habileté à représenter le Mal. Aussi bien dans les formes qu’il peut prendre, que dans sa faculté à se dédoubler. Le Mal est insidieux, le Mal est le Bien mal déguisé (« goodness is only a reflection of the evil »). D’où l’épineuse question du(des) double(s) dans le film.
Le double d’Anna, Helen, irradie la pureté. Toujours vêtue de blanc, elle entre dans la vie de Mark comme un ange, remettant la maison en ordre et s’occupant de son fils. Elle est le calme après la tempête. Du moins, en apparence… Elle a le visage d’une sainte, mais n’est-elle pas justement le Mal déguisé ? Que sait-on réellement sur elle ? Qu’elle apparaît au moment le plus critique de l’histoire du couple, qu’elle a le visage apaisé de ce qu’on s’imagine comme « l’Anna d’avant « ? Qu’elle va jusqu’à se glisser dans le lit conjugal ! Tel le serpent venu tromper Adam ?
Mais c’est davantage au travers du double final de Mark que l’on comprend de quoi découlent ceux-ci. C’est la créature qui crée ces doubles. C’est en tout cas elle qui se transforme en ce nouveau Mark. En créant ces doubles qui ne sont plus eux, cette créature, le Mal, ne chercherait-il pas tout simplement à façonner le monde à sa façon ? A séparer des êtres imparfaits pour en rassembler créés à son image ? L’apocalypse de la fin n’est-elle pas la conséquence finale de ce stratagème perverti ?

Une peinture christique ?


S’il y a bien une chose qu’ont renforcé mes visionnages successifs et impulsifs de Possession, c’est bel et bien cette impression d’être devant un tableau représentant le rapport qu’entretient l’Homme avec ses croyances et le sacré. Les symboles christiques (cloches, croix, Margie se désignant comme un ange, col blanc…) irradient ici la pellicule. La possession en elle-même, en des termes purement religieux, renvoie à l’action d’un ange déchu ou d’un démon qui s’empare du corps d’un mortel. L’exorcisme de la femme possédée qu’est Anna devient alors tout l’enjeu du film comme de sa séquence la plus marquante au sein d’une bouche de métro déserte…
Pour commencer, il me semble que si la possession vise Anna, cela vient du fait que l’Eglise a toujours condamné l’adultère. Ce péché, cette hérésie expliquerait alors sa terrible condition et la mystification établie autour d’elle (n’apparaît-elle pas par exemple comme une véritable sorcière lorsqu’elle cause l’accident de voitures ?).
Sorcière, mais aussi martyre et sainte… La mortification, ou automutilation, était, « jadis », un moyen pour les fidèles de ressentir les souffrances du Christ au travers de leur corps périssable. N’est-ce pas ce que fait Anna lorsqu’elle porte le tranchant de la lame à sa gorge ? Pour le geste du mari, voyons-y davantage un moyen de partager les souffrances de celle qui est sa « whole family ». Après ce geste, Anna est vêtue d’un bandage rappelant le col blanc des sœurs, et, par la même, sa sainteté, qui disparaîtra aussitôt qu’elle quittera le col (le martyre redevient démon pour nourrir la bête).
En ce qui concerne leurs croyances respectives, Mark et Anna sont une fois de plus radicalement opposés. Si le premier voit Dieu comme une « maladie », qu’il associe aux « femmes qui contaminent le monde », Anna, elle, se réfugie auprès de la créature du Mal qui devient son propre Dieu. En effet, n’est-ce pas plus « facile », après les souffrances, de choisir de se réfugier dans la noirceur et le vide, de ne plus rien ressentir ? (« darkness promises comfort after the pain », « too exhausted to fight anymore »). Elle le dit elle-même, son unique objectif désormais est de protéger sa foi. En s’abandonnant alors au démon qui « lui a été envoyé », elle devient alors le chien qui vient mourir sous le porche en hurlant une ultime fois… En faisant l’amour au démon, elle fait l’amour à sa foi, preuve ultime de son dévouement. Ce qui lui permet de dire, en parlant de Dieu, « It is in me ».
Le film se clôt sur la fin du couple, le film se clôt sur l’Apocalypse, le film se clôt sur la fin d’un monde. Celui du couple ? Celui d’une croyance ? Celui d’un dogme politique ? Laissons-lui emporter « quelques-uns » de ses secrets…

Mes trois « parties » sont closes, ma tentative de catharsis, ou plutôt devrais-je dire, d’exorcisme, se referme ici. J’aurais pu vous parler d’une multitude de scènes, j’aurais pu me pencher davantage sur tous les détails qui font de Possession la claque qu’il est pour moi aujourd’hui, j’aurais pu tenter de répondre aux questions qui ponctuent ces lignes… Mais, la beauté du cinéma et de ses œuvres réside aussi, pour moi, dans sa faculté à dessiner un large point d’interrogation sur nos esprits et sur nos âmes de passionnés. Ainsi, Possession, et les autres « films de ma vie » me poursuivront, jusque dans mes rêves, jusque dans mon intimité, en attendant le prochain voyage, en attendant le prochain revisionnage…


Possession,
D'Andrzej Zulawski.
Sortie le 27 mai 1981.

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Grammaire sublime d’un corps androïde et métallique

A l’autre bout du tunnel

Grave, de Julia Ducournau. Maestria, renouvellement et personnalité