"Celle qui mettait les êtres en lumière..." Rencontre avec Emmanuelle Bercot.

"Celle qui mettait les êtres en lumière..." Rencontre avec Emmanuelle Bercot.

Il m'apparaît que la vraie force d'un cinéaste est de posséder un "regard". De savoir poser un regard à la fois sur ce (et ceux) qui l'entoure, et sur ce qui bouillonne dans son esprit. Puis de le transmettre, de le transposer pour que cette vision devienne, en elle-même, aussi fascinante que ce qu'elle souhaite exprimer, représenter. Dans cette perspective notamment, passer une heure avec Emmanuelle Bercot, c'est passer une heure des plus inspirantes. Il faut entendre Emmanuelle Bercot parler de ses personnages (enfin, des personnes plutôt), de son jeu, de son rapport au corps de l'acteur et aux émotions, de ses inspirations, de ses préoccupations... Bref, l'écouter simplement, car je peux vous assurer que vous saurez y retrouver autant de franchise et de justesse que dans les œuvres qui peuplent sa filmographie, tous "postes" qu'elle puisse y occuper confondus...


Vous dîtes vous inspirer «d’une matière réelle », et j’ai l’impression que, dans vos films, c’est l’être humain qui est au cœur de cette fascination. Est-ce qu’on pourrait dire, d’une certaine manière, que ce sont les personnes qui sont le fil conducteur de votre œuvre ?
Oui… Ce n’est pas faux de le dire ! Dans le sens où c’est vrai que, ce qu’on appelle les personnages, vous avez raison, pour moi, ce sont plus des personnes. Ça m’intéresse plus que les histoires en fait. Et c’est vrai que mon rapport au cinéma, au fait de faire des films, il vient du fait que je m’intéresse aux gens, que j’aime les gens. Alors j’aurais pu faire du documentaire effectivement parce qu’on est en prise directe avec les gens, mais malgré tout j’aime bien ce mélange entre ce qui peut venir de mon imagination et ce que m’inspire le réel, et donc, les gens. Parce que dans les écritures de scénario, y a beaucoup de choses quand même qui viennent de ce que j’ai pu observer. J’observe depuis que je suis petite, dans tous les milieux, dans tous les environnements. Dans les cafés, par exemple... J’ai amassé une espèce de matière que je réinsuffle dans les personnages. Mais c’est plus juste de dire « personnes » dans le sens où quand je choisis un acteur, pour un personnage qui est écrit et inspiré de cette matière réelle, la personne que je choisis va m'intéresser davantage que le personnage. Donc il y a encore une étape supplémentaire où je vais essayer de capter des choses chez la personne que je filme et si ce n’est pas tout à fait le personnage ça m’est égal !
La personne que je filme va m’intéresser toujours plus que le personnage que j’ai écrit. Donc oui, ce n’est pas faux du tout de dire que c’est la personne humaine qui est ma préoccupation principale.

Ça veut dire que vous écrivez plutôt d’abord un personnage, et ensuite le sujet « vient » ? Ou vous avez un personnage qui est déjà au cœur d’un sujet ?
Non, il y a toujours un sujet. Ou en tout cas une idée, une situation… Il y a toujours un sujet quand même. La seule exception à ça, ça a été « Elle s’en va », parce que je n’avais pas de sujet, j’avais juste une personne, Catherine Deneuve, pour laquelle je voulais écrire, et ça a été elle le sujet du film. Mais c’est très exceptionnel, sinon je pars toujours d’un sujet et parfois aussi simplement de personnages parce que, très souvent, j’écris sans savoir qui va jouer mais… Mon moteur ça va quand même toujours être les personnages plus que le sujet. S’ils me font complètement sortir du sujet, ce n’est pas grave !

Vous choisissez des personnages qui sont plutôt méprisés, jugés, ou en tout cas incompris (que ce soit à cause de leur classe sociale, leur profession, leurs choix de vie…). Mais ce qui est beau dans vos films je trouve, c’est que vous ne posez pas un regard misérabiliste ou plein de pitié sur eux. Ce sont des personnages vraiment forts, malgré leurs faiblesses, est-ce vraiment une volonté de votre part pour ne pas tomber complétement dans la pitié ?
Et bien, déjà ce que vous appelez la « pitié », qu’on appelle en fait le « pathos » au cinéma, c’est vraiment, pour moi, mais pour tout le monde, la chose à fuir. Parce que, quels que soient les personnages qu’on écrit, qu’on raconte ou qu’on porte à l’écran, la chose qui prime pour moi c’est d’abord de les aimer, même quand ils sont minables. Je ne vais pas faire un film sur un personnage que je méprise ou dont je me moque, ce serait insensé pour moi. Mais j’ai le sentiment que ce qui anime mes personnages, même s’ils sont souvent c’est vrai, vulnérables ou marginaux aussi, discutables à plein d’égards, ils ont quand même une forme de liberté, en tout cas de force de vie. De force de vie, malgré leurs tares, ou leurs handicaps, ou leurs blessures, leurs souffrances, c’est quand même des gens qui tracent leur route en dépit des obstacles. Donc ça oui, c’est peut-être un point commun mais alors il y a une chose qui est sûre, c’est que j’aime toujours profondément les personnages que je filme. En plus du fait que je choisis des personnes que j’aime. Donc c’est une double couche d’amour en fait, sur ces figures là, mais qui est pour moi indispensable. Indispensable de filmer quelqu’un que j’aime, autant que de raconter l’histoire d’un personnage que j’admire, que je trouve beau, dans ses faiblesses.
De toute façon, les gens forts, ce n’est pas tellement intéressant… Ou alors c’est une façade, et sous la façade, il y a des failles et des blessures et donc c’est intéressant de raconter ça. Il y a cette phrase, très banale, que tout le monde connaît, mais que je trouve tellement belle : « Les gens heureux n’ont pas d’histoire ». Je n’ai rien à raconter sur quelqu’un qui est heureux, bien dans sa peau, bien intégré, pas rejeté, qui a une place sociale, qui est heureux en amour (rires), j’ai rien à raconter sur ces gens-là ! Donc effectivement, plus les personnages accumulent de failles, et d’excès aussi, plus je suis inspirée.

Vous citez beaucoup Ken Loach d’ailleurs, et je trouve que vous vous rapprochez vraiment de son cinéma au niveau de ces personnages, qui pourraient parfois vite verser dans le pathos, mais qui sont des personnages qui se battent…
Voilà des personnages qui se battent ! Vous venez de résumer…
Je pense, sans me comparer à Ken Loach du tout, en tout cas pas au niveau du cinéma, mais à mon avis, si ce n’est que lui est plus militant, plus politique que moi, je pense qu’on a un point commun c’est qu’on aime les gens et qu’on les admire même quand ils sont au plus bas. Ce sont des personnages qu’on trouve beaux et qu’on veut justement rendre à la lumière par le cinéma. Il me semble que c’est ça. C’est vrai que dans Ken Loach, et pourtant Dieu sait que lui va quand même très très loin dans la misère qu’il décrit, une misère réelle en plus, ses personnages sont toujours finalement des héros magnifiques parce qu’il… Bon évidemment il ne les juge jamais, il les aime, mais il les sublime aussi, par son regard qui est profondément humain.

Vous dîtes que vous n’avez jamais rêvé ou même imaginé recevoir des prix pour votre travail…
Non !

Si vous ne recherchez pas la reconnaissance critique ou publique d’une certaine façon, pour qui, ou pourquoi faîtes-vous du cinéma ?
Oui, alors… Elle est complexe votre question, j’ai plusieurs réponses en fait parce que j’ai beaucoup changé au fil du temps vis-à-vis de ça.
Pourquoi je fais du cinéma, je pense que vous allez me dire «oui mais pourquoi vous avez pas fait autre chose ». Moi je pense que réellement, à un moment, j’ai eu la nécessité absolue de trouver un métier, un rôle social, et que c’est le cinéma qui s’est présenté parce que j’ai réussi le concours de cette école, La Fémis. Mais je pense que je n’aurais jamais fait de cinéma si je n’avais pas réussi ce concours. Donc pour moi c’est vraiment venu d’une nécessité d’avoir un travail, un métier, un rôle dans la société. Je ne peux pas dire que c’est venu d’un besoin impérieux de raconter des histoires, ça ce ne serait vraiment pas honnête. Travailler avec des acteurs, filmer des gens oui, mais en même temps c’était pas quelque chose qui me dévorait non plus, donc j’aurais pu faire du théâtre aussi enfin… Oui, pour moi le cinéma est vraiment venu comme une façon de gagner ma vie d’abord, donc du coup je faisais les choses de façon très… très entière etc…, mais je n’étais pas ambitieuse du tout. Pour moi, c’était tellement extraordinaire déjà de pouvoir faire ce métier que, faire des entrées, avoir des bonnes critiques et tout ça…
J’ai fait très peu d’entrées avec mes premiers films, j’étais déjà contente quand il y avait 10 000 personnes qui les voyaient. Et je ne cherchais pas du tout le succès, je pense même que c’est quelque chose qui me dérangeait un peu. L’idée du succès, de faire l’unanimité, ce genre de choses qui me mettent mal à l’aise. Mais j’ai eu cette chance, très tôt, d’être soutenue par la presse, et par les prix, puisque mon premier court-métrage a été primé à Cannes. Et donc, très tôt, ce n’est pas que ça vous légitimise mais, ça vous encourage, ça vous booste ! Donc ça je pense que ça m’a vachement poussée, parce que si je m’étais faite démolir par la presse, que je n’avais pas eu de prix, et que mes films n'avaient pas fait une entrée, j’aurais probablement bifurqué, j’en sais rien… Mais c’est du moment où j’ai eu la presse, et ça c’est quand même pas du tout négligeable, que j’ai pu faire le film d’après, parce que j’avais une forme de reconnaissance, et que ça, ça vous légitimise quand même quelque part et ça vous pousse à continuer à travailler.
Après, beaucoup plus tard, il y a peut-être six/sept ans, je me suis mise à penser que c’était important de faire des entrées, je me suis mise à prendre conscience, je le savais mais c’était pas ce qui m’animait, que c’est une industrie, qu’il faut à un moment rencontrer le public. Et puis que c’est important si on met tellement d’énergie, de temps, de sacrifices à faire des films pendant trois ans, que si c’est pour rien, c’est dur à vivre quand même. Et c’est devenu une préoccupation pour moi, non pas de chercher des sujets qui peuvent faire des entrées, mais de penser que ça fait aussi partie de mon métier, de chercher ou d’espérer le succès en tout cas. Avant, franchement, je m’en foutais complétement ! Et maintenant, parce que ça m’est arrivée de faire plus d’entrées avec mes films, je vois quand même, déjà le bonheur que ça apporte, et puis aussi l’assise que ça confère pour continuer à travailler. Parce que, évidemment, on n’est plus du tout considéré de la même manière une fois qu’on a fait des entrées, et donc on a plus de poids, plus de pouvoir, et plus de moyens.
Voilà, donc je vous dirais que ce qui m’a poussée à faire des films au tout début, ça me suffisait à moi, je faisais des films pour moi, et que, depuis quelques années, non. Je ne sais pas, au bout de 10 ans, à peu près à la moitié de mon temps de travail jusqu’à aujourd’hui, je me suis dit que non, en fait il fallait les faire vraiment pour le public, pour les autres.

Et maintenant que vous avez la légitimité, est-ce qu’au bout d’un certain temps sans écrire par exemple, vous avez, je ne sais pas si c’est un besoin, mais en tout cas l’envie d’écrire un film ?
L’envie… En tout cas j’attends. Maintenant je peux attendre l’envie parce que j’ai enchaîné 3 films tellement rapidement que… Disons que j’étais un peu en overdose, l’envie n’était plus là. Donc après j’attends que l’envie revienne, et évidemment qu’elle revient ! Parce que, malgré tout, faire un film, moi personnellement, je trouve que c’est un boulot de chien... Je dis ça de façon un peu triviale mais je le pense vraiment, même si on a beaucoup de chance de le faire, il faut vraiment beaucoup de force et de courage pour se lancer là-dedans mais c’est évident que… Par exemple, jouer, ce que je peux faire quand je ne suis pas occupée à écrire ou à faire des films, ne me suffit pas. A un moment, écrire un film, inventer quelque chose, choisir des acteurs et porter tout ça sur un écran, c’est comme un appel très fort.

Oui parce que de jouer, vous dîtes que c’est plus « accidentel » chez vous.
Je dirais pas que c’est « accidentel », non. Ce qui est accidentel pour moi c’est de faire du cinéma. Après, jouer c’est quand même ce que j’ai voulu faire au tout départ, mais moi je voulais jouer au théâtre. Ce qui est drôle, c’est que c’est quand j’ai un peu laissé tomber l’idée de jouer parce que j’étais complétement prise par le fait de faire des films, évidemment c’est le moment où on est venus me chercher pour jouer ! C’est toujours comme ça de toute façon, c’est toujours quand on n’est pas en demande que les choses arrivent. Donc je ne dirais pas que c’est « accidentel », je dirais que c’est miraculeux que ce soit revenu comme ça tout d’un coup, mais que je considère ça comme une récréation !

Vous avez un jeu souvent très physique, et en parallèle, quand vous réalisez « La Fille de Brest », vous déclarez vouloir « montrer des êtres marqués dans leur chair ». Est-ce qu’il y a une volonté, chez vous, de briser cette barrière qu’on a parfois tendance à mettre entre le corps et les sentiments ?
Une fois de plus, je pense que ce n’est pas une volonté. Moi, je ne suis pas quelqu’un d’intellectuel, ni de cérébral, donc je n’ai pas ce type de volonté. En revanche, avant de faire du théâtre, j’ai fait beaucoup, beaucoup de danse.     
Donc je viens quand même de la danse où le corps a quelque chose d’extrêmement important pour moi, et j’aime faire un cinéma physique, dans le sens où c’est le corps des acteurs qui parle avant le reste. Et évidemment, je réfléchis beaucoup depuis très très longtemps à ce que c’est que d’être acteur, de jouer, etc… Et donc, je suis très attentive aux émotions, à comment elles se traduisent dans la vie, et il est bien évident que les choses passent toujours par le corps avant de passer par la tête. C’est après qu’elles passent par la tête. Donc c’est comme ça que je dirige mes acteurs, les choses viennent du corps. Un sentiment qui ne viendrait pas directement du corps, des tripes, ne m’intéresse pas. Et le corps des acteurs, pareil, m’intéresse plus que leurs mots. Une attitude physique d’un acteur va toujours être plus forte pour moi que son dialogue. Parce que j’ai cette formation de danse, dont je me sers beaucoup au cinéma, pour la mise en scène, pour la façon dont les corps se déplacent et pour la direction d’acteurs. Je pense que c’est quelque chose qui me sert énormément.

J’ai l’impression que, dans le cinéma actuel, on a effectivement une sorte de « libération » à ce niveau-là, que de plus en plus de réalisateurs s’intéressent à ce travail du corps. Par exemple, Julia Ducournau dit à propos de « Grave », qu’une fois ses acteurs sur le plateau, la psychologie est absente et laisse place uniquement à la « chorégraphie ». 
Je crois que ça tient à des personnalités. Il y a des gens qui font de très beaux films aussi où les choses passent par ailleurs, passent par le cérébral. Le corps n’est pas une entité qui compte tant que ça. Quand je lis des interviews de Deneuve qui parle de moi, elle dit toujours « elle est très physique sur un plateau », et en fait je ne fais que traduire dans mes films, et dans mes acteurs, la façon dont je suis… Donc je pense que Julia Ducournau doit être aussi quelqu’un de très physique et qu’elle insuffle ça sur son plateau et à ses comédiens. Je crois que ça tient vraiment à ça. Quelqu’un de beaucoup plus cérébral, qui ne fait pas passer son énergie par le corps, va peut-être logiquement moins déclencher ça.

Mais, par exemple dans un film comme « Mon Roi », où tout semble tant venir « des tripes », où tout est improvisé, est-ce qu’il n’y a pas un moment où, vous servant de votre vécu, vous n’avez pas peur de ne plus être Tony, mais Emmanuelle Bercot devant la caméra ?
Bien sûr ! Mais ça c’est une question qui se pose particulièrement avec Maïwenn. Si vous voulez, dans un système de tournage « classique » (on n’est pas les rois de la composition en France de toute façon !), on interprète un personnage qui peut être très loin de soi mais… J’ai arrêté de me dire qu’il fallait que je disparaisse derrière un personnage ou je ne sais pas trop quoi, je viens quand même avec ce que je suis, et je me dis « si on m’a choisie, il ne faut pas que j’élimine totalement ce que je suis »…  Ce que je veux dire, c’est qu’il ne faut pas nier ce qu’on est, parce qu’on a été choisi. Donc c’est qu’on compte quand même sur nous pour apporter quelque chose de nous. J’ai cessé de me poser des questions sur le fait qu’il faut composer quelque chose, etc… Non, moi j’assume de jouer des trucs très loin de moi, mais avec beaucoup de choses de ce que je suis.
Avec Maïwenn c’est très différent, parce qu’elle, elle vous choisit vraiment pour qui vous êtes. Et c’est vous qu’elle veut ! Après, les personnages sont quand même écrits, et il se trouve que ce personnage de Tony est très loin de moi, dans ses réactions, sa façon de s’exprimer, et c’était toujours très difficile de doser. J’étais tout le temps sur la « crête », il fallait qu’il y ait un équilibre parfait entre le personnage et moi, et que ça penche jamais complétement d’un côté, ni complétement de l’autre. Parce que si j’étais moi, il n’y avait plus de personnage parce que, comme on improvise, je ne parle pas comme ça, je ne dirais pas ces choses-là, je ne réagirais pas comme ça, donc il fallait que je réagisse toujours dans la peau de Tony, en étant moi ! Mais c’est une expérience exceptionnelle, ce n’est pas des questions qu’on se pose à chaque film. Et en même temps, ça pose des questions que je trouve fondamentales sur le jeu de l’acteur et ce que c’est que d’incarner.

Mais j’ai un très bon exemple pour répondre à ce que vous dîtes aussi, sur « La Tête Haute », avec Rod Paradot. Donc le personnage était très écrit, ça n’a rien à voir avec « Mon Roi », il n’y a pas d’improvisation, mais le personnage est très loin du mec que je choisis ! Ça, ça m’a saoulé au départ ! Je n’ai pas trouvé quelqu’un qui soit proche, donc bon, j’ai choisi quelqu’un qui est très loin du personnage, donc il faut qu’il compose et qu’il joue vraiment. Avec ce qu’il est quand même, sa douceur, sa pureté, etc… Mais il fallait qu’il aille chercher cette violence qui n’est pas très naturelle chez lui. Par exemple, les quelques scènes où il improvise, il improvisait en tant que Rod, et ce n’était pas possible ! C’était plus le personnage, ça ne marchait pas du tout ! Donc, c’est vrai que ça ne suffit pas non plus d’être soi. Sauf si on nous engage pour jouer nous-même dans un film, mais sinon ça ne suffit pas… C’est comme un mélange de matières. Et pour « Mon Roi », il a fallu que ce soit un mélange parfaitement équilibré. C’était ça la singularité de cette expérience.
Mais évidemment qu’on se sert de choses qu’on a vécues pour jouer un rôle dans un film comme celui-là, ça c’est sûr !

Mais avec un « mélange » comme ça, est-ce qu’il n’y a pas un moment où on rentre chez soi, on a quitté le plateau, mais on est comme, peut-être pas « dévoré » par le rôle mais…
Ha, moi je ne suis pas du tout comme ça… Je me souviens que, même les gens avec qui je vis, quand je rentrais le soir du tournage de « Mon Roi », ils me disaient « on n’arrive même pas à croire que tu as tourné aujourd’hui ! »…
Je ne suis pas comme ça du tout ! Déjà, je n’ai aucun problème à changer, à m’adapter très vite à un truc ou à un autre, et je ne mélange pas la fiction et… Enfin, un petit peu parfois, mais je ne pense pas que je puisse être « atteinte » par un rôle. Mais il ne faut pas croire, à moins d’être une personnalité très fragile, ce que je ne suis pas…
D’ailleurs, Vincent Cassel a dit une phrase que j’avais adorée en promo, il a dit qu’on « s’était beaucoup amusés à souffrir » ! Je ne souffrais pas vraiment donc en fait, une fois que j’avais fini de jouer à souffrir, et bien je ne souffrais plus du tout ! (rires)

Pourtant quand on voit le film… Enfin, j’ai tellement de mal à imaginer qu’on puisse simplement rentrer chez soi après le tournage sans… Bon, c’est juste que je dois être trop sensible !
Oui, peut-être mais… Moi aussi je suis très sensible, mais… C’est simplement qu’on sait qu’on joue quelque chose, que ce n’est pas soi. Et puis souvent quand on joue cette souffrance-là, effectivement comme vous le dîtes, on l’a connue. Mais c’est quelque chose qui appartient au passé ! Après, c’est vrai que ça peut raviver des choses. Moi ça m’a replongée dans plein de choses de faire ce film, et puis j’ai dû aller fouiller dans mes souvenirs et mes émotions enfouies pour faire ressortir des choses nécessaires pour le film. Mais c’est de la matière de travail. Ce n’est pas de la matière qu’on ramène le soir chez soi.

Dans « A Tout de Suite », de Benoît Jacquot, vous vous livrez à des apparitions très fugaces, mais que je trouve très marquantes (surtout la première). Est-ce justement plus dure de jouer des rôles secondaires, où on n’a que quelques jours de tournage, qui demandent une imprégnation plus rapide du coup ?
C’est hyper dur… Et paradoxalement j’aime bien jouer des seconds rôles ! Parce qu’on ne porte pas un film sur son dos…
Le film de Benoît Jacquot, c’est très loin dans ma mémoire. Mais tout ce que je peux dire c’est que la question que je me pose quand je suis engagée pour jouer un second rôle, et je viens d’en faire plusieurs, c’est « comment faire exister justement un personnage en quelques scènes, comment composer quelque chose qui s’impose en très peu de temps dans un film ? ». Et en fait, c’est pareil, j’ai décidé d’arrêter de me poser la question, et de me dire que c’est moi qu’on a choisie, je viens avec moi et je ne vais pas essayer de composer quelque chose. J’essaie d’être là le maximum, de donner le maximum dans ces situations-là, avec la coiffure, les costumes qu’on m’a mis, donc je ne serai pas moi, mais quand même il faut que je donne tout de moi dans ces petits moments-là et il y a quelque chose qui va sortir.
Mais c’est super dur, et pour beaucoup d’acteurs, c’est leur lot quotidien. Quand on est sur un tournage pour 2/3 jours, c’est terrible ! Parce qu’on est dans une machine qui est lancée à pleine vitesse et nous on attrape le train en marche et il faut tout de suite être performant, alors qu’on n’a pas eu le temps de savoir où on était, et de sentir ce qu’on doit y faire et tout ça….

Parce que, quand on est le personnage principal, une sorte « d’atmosphère » doit se créer j’imagine, surtout au bout de plusieurs semaines de tournage.
Bien sûr ! Et puis, on tâtonne les premiers jours. On se cherche, on se rencontre… Les partenaires, le metteur en scène, c’est super important ! Tout ça se met en place, ça ne démarre pas tout de suite. Et même le personnage, on ne le trouve pas le premier jour ! On le trouve petit à petit mais on a le temps pour ça. Et pour les seconds rôles, il faut être là tout de suite, et tout de suite pile dedans, c’est vachement dur… Et d’ailleurs moi sur mes tournages maintenant, je fais super gaffe à accueillir les gens qui viennent comme ça pour tourner 1 ou 2 jours. Parce que très souvent on est quand même un peu négligés parce que le train est déjà lancé, bon il y a un nouveau voyageur qui monte mais on n’a pas trop le temps de lui servir un café… Et donc je fais très attention maintenant que j’ai ressenti ça, à faire tout un accueil et une place aux gens qui viennent pour très peu de temps comme ça.

Vous vous définissez comme à la fois « joyeuse et désespérée ». Est-ce que le cinéma ce n’est pas un moyen aussi d’exorciser ce côté peut-être plus noir ?
Si, si bien sûr ! De toute façon toute forme d’expression permet d’exorciser plein de choses. Après, il y a des gens qui écrivent des journaux intimes, qui font de la peinture, de la poterie… Nous, on fait du cinéma, ce qui coûte quand même très, très cher pour exorciser des choses ! Mais on est censés aussi divertir le spectateur, et participer à une industrie donc ça va ! Mais bien sûr, je dirai que faire des films permet d’exorciser énormément de choses, de se délivrer de beaucoup d’émotions, de préoccupations ou de tourments, mais jouer aussi ! Jouer permet de sortir tout ce qu’on n’oserait pas sortir dans la vie. On le sort quand même finalement, mais ce n’est pas nous donc ça va ! Je trouve que c’est une thérapie quand même incroyable le jeu.

Même quand vous jouez des personnages justement en souffrance ? Parce que ça doit plutôt faire ressortir ce côté « désespéré » ?
Mais de toute façon, on est obligé de se servir de ce qu’on est pour jouer. Donc, comme on le disait tout à l’heure, avec ce qu’on a vécu, ou avec ce qu’on arrive à imaginer. Par exemple, récemment, je jouais quelqu’un qui avait perdu son mari. Moi, je n’ai jamais perdu mon mari, c’est difficile, je ne sais pas ce que ça fait… Et en même temps, j’ai, comme tout le monde, suffisamment de chagrin et tout dans ma vie pour pouvoir les transposer dans le fait de… J’ai perdu mon mari, et bien j’imagine, par rapport aux souffrances que j’ai connues dans telle situation, que peut-être ça peut se manifester comme ça….
Donc, on fait probablement avec ce qu’on est. Après, c’est vrai que je trouve que les plus grands acteurs sont, je ne veux pas faire de généralités, mais sont quand même des gens qui ont de grosses blessures, et qui traînent pas mal de casseroles.

Les cinéastes aussi ?
Les cinéastes, pas forcément… Je ne sais pas, il y a quand même des grands cinéastes bourgeois, qui se servent de la souffrance des autres pour exprimer des choses. Mais je ne sais pas, chez les acteurs particulièrement, j’ai l’impression que quelqu’un, je ne sais pas s’il faut avoir souffert pour jouer, mais que quelqu’un pour qui tout est cool, tout roule, c’est difficile…
On ne peut pas les inventer totalement non plus ! Les secrets intimes, les douleurs profondes, il faut, d’une certaine manière pouvoir les raviver, et pas simplement les inventer.

Qui sont ces grands acteurs-là pour vous ?
Je ne sais pas, le premier qui vient c’est… Patrick Dewaere, pour rester en France, ou Depardieu… Enfin, ce sont des gens qui ont des histoires compliquées, qui sont ultra-sensibles évidemment, mais qui ont traversé des grandes douleurs…
Ou Benoît Magimel par exemple, c’est mon acteur fétiche parce qu’il est plein de blessures, et que tout palpite dans son jeu. Je trouve ça plus intéressant en tout cas de travailler avec des acteurs qui sont un peu déchirés.

En tant que spectatrice, que cherchez-vous dans le cinéma actuel ? Je sais que vous voyez beaucoup de films, quelles démarches vous interpellent chez les cinéastes ?
Je vais voir plein de choses et je suis extrêmement curieuse, mais ça peut aller dans plein de sens ! Par exemple, ça peut être un film que je n’ai pas envie de voir mais qui cartonne, et je vais aller le voir pour comprendre pourquoi ça cartonne. Ça peut être un film où, je sais que ça ne m’intéresse pas tellement, mais qui a eu le prix de la mise en scène, et je vais avoir envie de découvrir cette mise en scène même si le sujet ne m’intéresse pas ou que je n’aime pas les acteurs.
Et après, et ça je le fais beaucoup, je peux aller voir un film pour un acteur, ou il y a des gens, je ne sais pas, Sofia Coppola, Eastwood, Woody Allen, je vais systématiquement voir leurs films.
Et puis, il y a quand même un truc que je continue à rechercher au cinéma, comme quand on était enfant, c’est que je veux soit rire, soit pleurer ! Et j’aime me divertir. J’aime aussi simplement me laisser porter par une histoire, par une atmosphère, et des comédiens qui me font me déconnecter pendant 2 heures. Même si j’en ressors et que je vais oublier le film 1 heure après, ça m’est complétement égal ! Tant que j’ai décroché de la réalité, et bien je suis contente, et je peux prendre beaucoup de plaisir devant un simple divertissement.

Dernièrement, qu’est-ce qui vous a interpellée ?
Alors, j’ai un souci, c’est que je n’étais pas en France depuis très longtemps, donc j’ai été très peu au cinéma… Enfin quand même, dernièrement par exemple j’ai vu le film de Sara Forestier. C’est pas que j’ai déconnecté totalement, parce qu’en plus comme je connais Sara, je ne peux pas déconnecter complétement du réel en voyant son film, mais en tout cas j’ai eu des émotions très fortes comme on recherche quand on est un jeune spectateur et qu’on n’est pas du tout dans le recul, qu’on prend ce qu’on nous raconte de plein fouet. J’ai été totalement, je dirais… « pure » dans la façon dont j’ai ressenti le film.
Et par exemple, j’ai hyper envie de voir « Le Sens de La Fête ». De toute façon, je sais que c’est sûrement de très très bonne qualité et tout ça, mais je sais que je vais surtout beaucoup me marrer et c’est ce qui m’intéresse le plus ! (rires)

Et « A Ghost Story », que vous avez vu à Deauville ?
Oui ! Vous l’avez-vu ?

Et non pas encore ! Il ne sort qu’en décembre, ça commence à être très long d’attendre !
Nous, quand on a vu ce film, il n’avait pas de distributeur encore, il ne devait pas sortir. Et le buzz qu’il y a eu sur ce film à Deauville, pas que le prix, mais vraiment le buzz, je pense, a secoué un peu… Ça c’est un autre type de films… Bon déjà, les festivals je trouve que c’est merveilleux pour ça parce que je pense que je ne serais jamais allée voir ce film ! Là je l’ai vu grâce à ce festival, et c’est typiquement le genre de films que je rangerai dans la catégorie de tout à  l’heure, où je sens qu’il faut aller le voir. Que même si ça ne m’attire pas, c’est quelque chose qu’il faut voir.
Et là pour le coup… Il y a encore une qualité supplémentaire dans ce film pour moi, c'est que je n’avais jamais vu un film comme ça… Je ne le rapproche de rien d’autre. Donc c’est une expérience unique. Après, le film m’a beaucoup touchée, mais au-delà de ça, sur sa forme, sur son atmosphère, sur son sujet, je n'avais jamais vu ça ! Ou jamais fait comme ça. Et donc, c’est toujours génial de découvrir quelqu’un qui ouvre une porte. Parce que, souvent, on ouvre quand même plein de fois les mêmes portes. C’est bien, mais on l’a déjà vu. Donc on la referme. Lui, il ouvre vraiment une porte je trouve.

Vous n’aviez pas vu son film précédent ? (Les Amants du Texas)
Non, vous l’avez vu vous ?

Je l’ai acheté, mais pas encore vu !
Ha ouais, vous êtes vraiment cinéphile vous !

Non puis c’est hyper stimulant de voir… De toute façon, moi je fais un cinéma assez classique malgré tout. Comment dire… Je ne suis pas Lars Von Trier quoi ! Je n’expérimente pas des choses à chaque film. Moi j’adore Lars Von Trier.
Mais lui, c’est quelqu’un qui expérimente quelque chose, et même quand on ne pratique pas ce type de cinéma, c’est toujours très stimulant.

Un mot de votre retour au théâtre, dans « Dîner en Ville » (une pièce écrite par Christine Angot, et mise en scène par Richard Brunel). J’ai été surprise d’y retrouver beaucoup d’éléments de votre propre parcours. Christine Angot a-t-elle écrit le rôle pour vous ?
Ha non ! Non, elle n’a pas écrit le rôle pour moi dans le sens où quand elle a commencé à écrire, ce n’était pas prévu que ce soit moi. En revanche, une fois qu’elle a su que c’était moi, elle n’avait pas fini d’écrire, donc je pense qu’elle a adapté un peu des choses, mais c’était prévu que ce soit une actrice. Je joue une actrice très connue dans cette pièce qui à un moment fait une interview…

Oui, et là quand vous parlez de la Fémis…
Oui, bon là, comme elle s’inspire du réel, elle a pris des extraits d’interviews que j’avais données. Mais mélangés à des choses que je n’ai jamais dîtes ! C’est un mélange entre des choses que j’ai dîtes, pour le paragraphe effectivement qui concerne mon parcours, sinon, tout le reste, c’est des choses qui ne viennent pas du tout de moi. Donc, elle m’a demandée si ça ne me dérangeait pas de reprendre une partie de cette interview que j’avais donnée à Canal+, et j’ai dit « OK », mais c’est tout.

Qu’est-ce qui vous a plu et attiré dans cette pièce ?  
Il y a plusieurs choses qui m’ont plu. Il y a Richard Brunel, le metteur en scène, que j’aime beaucoup et dont j’aime le travail, j’avais envie de travailler avec lui. Il y a Christine Angot évidemment, sa personnalité mais aussi son écriture, son univers, etc… 
Et le sujet de la pièce m’a beaucoup attiré, puisque ça parle de la sociabilité, des mondanités, des faux semblants… Et c’est quelque chose qui me préoccupe beaucoup dans la vie, donc j’étais très en phase avec le sujet de cette pièce. J’ai vu qu’il pouvait y avoir une bonne rencontre entre ce que raconte la pièce et mes préoccupations. 

Un immense merci à Emmanuelle Bercot, pour son temps, sa gentillesse et son partage !

Entretien effectué le 22/11/2017
Photos :
-Emmanuelle Bercot sur le tournage de "La Fille de Brest"
-L'équipe de "Mon Roi" pendant le tournage
-Rod Pardot et Emmanuelle Bercot sur le tournage de "La Tête Haute"
-Christine Angot, Richard Brunel et Emmanuelle Bercot pendant les répétitions de "Dîner en Ville", photo de "Jean-Louis Fernandez Photographe"  


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